Une institution d’autrefois: les frairies

Nous proposons dans cet article de redécouvrir l’institution des frairies comme l’avait définie le marquis de l’Estourbeillon dans son fascicule « Une institution d’autrefois, les frairies ou corporation rurale ». Très attaché, aux origines chrétiennes et celtiques de la Bretagne, il voit, à juste raison, dans la survivance des frairies, la marque originelle de cette culture héritée des ancêtres. Le marquis manifestait beaucoup d’enthousiasme pour cette institution. Il voyait dans les frairies le moyen de conserver chez nous un sentiment d’appartenance à la nation celte et d’attachement à la vie chrétienne. Le marquis de l’Estourbeillon est bien d’avantage le digne défenseur d’une cause qu’il estime juste, qu’un historien strictement attaché aux faits, comme on peut le concevoir aujourd’hui. Il est de ce point de vue un héritier du romantisme historique du XIXème siècle. Il reste cependant une source de connaissances qu’on ne peut négliger.

Le mot frairie était généralement cité, fin XIXème, comme fête patronale de village, comme synonyme de banquet, de partie de plaisir. On lui attribuait parfois aussi, par extension, le sens de réunion ou d’assemblée, le rattachant uniquement aux institutions chrétiennes des confréries. En Bretagne, pourtant, telle n’était pas sa signification primitive. Ce mot si simple avait une autre portée et de toutes autres conséquences.

Nous connaissons nos divisions administratives territoriales en cantons, communes, ou sections de commune, en paroisses ou succursales, mais bien des gens ignorent sans doute qu’en dehors de ces degrés administratifs, il existait dans notre pays d’autres divisions, les frairies, que n’avaient point créées les lois qui nous régissent, dont l’existence remonte à bien des siècles et qui n’en continuent pas moins à demeurer chez nous comme l’un des échelons de notre organisation territoriale.

A l’exemple de leurs frères de Bretagne insulaire (actuelle Grande Bretagne), les armoricains de la presqu’île étaient divisés dès l’origine en un grand nombre de familles formant des tribus, ou clans, ayant chacun une administration particulière dirigée par un chef ou mac-thiern. Lorsque la foi chrétienne voulut pénétrer dans notre pays avec les premiers disciples des apôtres, elle trouva de véritables obstacles dans cette organisation puissante et l’attachement des armoricains à leurs vieilles coutumes. Mais avec une habileté, un savoir faire et une charité sans égale, elle sut merveilleusement adapter la religion du Christ à ces institutions traditionnelles. Ses disciples ne s’attaquèrent point à l’organisation civile elle-même. La croix s’éleva bientôt au sommet des pierres druidiques. Ainsi se métamorphosèrent les institutions celtiques.

Voilà comment à partir de l’introduction du christianisme, croyons nous, le clan breton devint la frairie ou frarie, du mot latin « fraternitas », basée sur un sentiment religieux, sur des traditions de famille et des usages locaux. Les membres de chaque frairie, frères ou consorts, étaient ceux qui se reconnaissaient les serviteurs d’un même Dieu, et qui attachés au même domaine n’avaient pour leurs propriétés limitrophes qu’une seule et même frontière. Presque toujours demeurées intactes à travers les âges nos frairies se sont à peu d’exceptions près, conservées jusqu’à nous dans leurs limites primitives.

Chaque village connaissait encore, il y a peu sa frairie et n’aurait pas voulu être d’une autre (on peut encore voir des survivances de cette institution dans certains actes de la vie avessacaise, comme par exemple la conduite de nos morts par les voisins).

Quant à leur nom, les frairies le tirent du nom de leur saint patron. Groupée d’ailleurs autour de sa chapelle, ayant pour point de ralliement l’image d’un patron vénéré, chacune de nos frairies forme dans l’esprit de nos ancêtres comme une véritable communauté, une sorte de famille nationale et religieuse, composée de tous les chrétiens descendants des hommes d’un même clan, baptisés sur les mêmes fonts, cultivant le même sol et dormant après leur mort dans le même cimetière situé presque toujours près de la chapelle bénite et appelé le Paradis.

Chaque frairie était régie par des règles d’autant plus respectées qu’elles avaient leur source dans la coutume. Elles furent longtemps florissantes et prospères. Les frairiens secouraient leurs pauvres, assistaient leurs malades, veillaient leurs morts, les conduisaient eux mêmes à leur dernière demeure et savaient aussi bien s’entendre pour défendre les intérêts matériels de la frairie contre des fléaux, des voisins peu endurants, ou l’arbitraire des seigneurs.

A partir du Xème siècle, après les désastres des invasions normandes qui reculèrent de plus de vingt lieux à l’ouest les limites de la langue bretonne et permirent à l’élément français de pénétrer dans notre pays à l’aide de la langue romane, il n’y eut plus que des assemblées, et un grand nombre de coutumes tombèrent en désuétude.

Cependant l’attachement des armoricains à leurs institutions était telle que malgré le temps, après plus de mille ans d’existence, les frairies bretonnes existent toujours. Comme autrefois se sont encore et surtout des divisions territoriales. Une nouvelle preuve de leur origine bretonne et de leur identité avec les clans bretons, c’est qu’on ne les retrouve de nos jours que dans le pays qui a parlé breton jusqu’au IXème siècle, c’est à dire à l’ouest d’une ligne allant de Dol à St Herblain et laissant à l’est Combourg, Rennes, Janzé Châteaubriant et Nort. Pour les clans armoricains ou bretons, le territoire était une vraie patrie. Groupés autour de leur mac-thiern, les bretons défendaient le sol de leurs pères envers et contre tous. Pour nos frairies bretonnes, héritières de ces principes, le territoire de la frairie est tout aussi sacré.

Jusqu’à la Révolution chaque frairie avait ses esgailleurs des fouages et contribuait aux levées et impositions, proportionnellement au nombre de ses habitants. Dans tous les actes du moyen-âge, il n’est jamais vendu, cédé, ou échangé aucune pièce de terre sans qu’il soit mentionné au territoire de quelle frairie elle appartient. Dans quelques paroisses, chaque frairie possède encore son bâtonnier ou homme de vertu, véritable chef de frairie. Pour élire leur bâtonnier les notables se réunissent dans un cellier ou une grange et choisissent parmi les frairiens un homme reconnu digne et honnête.

Mais le titre de marguillier prévaut souvent sur tous les autres. Nommé à vie, il centralise les ressources de la frairie et se charge de tout ce qui regarde l’administration de la frairie et la défense de ses intérêts. Il pourvoit sur son territoire à l’érection des croix, aux réparations de puits, de fours, de pressoirs appartenant au village, veille à l’entretien des chemins et s’abouche avec l’administration s’il y a des routes à créer, des communs à vendre.

En dehors de ces usages civils beaucoup d’autres coutumes dictées par la piété et la charité chrétienne y sont demeurées jusqu’à nous. Chaque frairie tenait à avoir ses représentants pour porter les bannières, le dais, ou les statues des saints aux processions de paroisse. Les membres de chaque frairie se faisait un devoir de veiller leurs morts, de les porter eux mêmes au cimetière, à l’exclusion des membres des frairies voisines. Enfin si nous n’avons presque plus dans nos pays gallo des chapelles consacrées à nos patrons frairiens où l’on vienne comme par le passé les honorer dans des assemblées annuelles, le souvenir de ces chapelles n’a point complètement disparu et quand il n’en reste plus une pierre, quelques traditions ont su heureusement en conserver le souvenir.

D’après le comte Régis de l’Estourbeillon (futur marquis de l’Estourbeillon)

Sources

-« Une institution d’autrefois, les frairies ou corporations rurales » par le comte Régis de l’Estourbeillon- extrait du Bulletin de l’Association Catholique, 1883.

 Les frairies de la paroisse d’Avessac » par le marquis de l’Estourbeillon- Imp. Réunies Bouteloup Redon 1912

-« Au fil du temps et de l’eau- St Nicolas de Redon » tome 2- Nicole Gourdin Edité par la commune de St Nicolas de Redon – 2000

 Naissance de la Bretagne » par Noël-Yves Tonnerre Bibliothèque Historique de l’Ouest- 1994